« La viande de culture est un poison alimentaire, social, écologique et intellectuel »
Le Monde – 22 mars 2019.
Tribune
Jocelyne Porcher
Sociologue et zootechnicienne
La viande dite « propre », parce que créée en laboratoire, est une illusion morale, car elle ne sert qu’à promouvoir les visées d’industriels qui ne cherchent qu’à contrôler plus étroitement ce que nous consommons, estime la sociologue Jocelyne Porcher, dans une tribune au « Monde ».
Tribune. La clean meat, ou « viande propre », ou « viande cultivée », représente aujourd’hui un nouveau graal pour les biologistes et un incroyable eldorado pour les investisseurs. L’innovation biotechnologique présentée en 2013 par le scientifique Mark Post, pionnier de la viande in vitro, a, en quelques années, donné naissance au « clean meat movement », un rassemblement de scientifiques, d’industriels, de fonds d’investissement, de multinationales, de milliardaires, de fondations, de théoriciens des droits des animaux promoteurs d’un monde meilleur à portée de pipette.
Un nombre croissant de start-up, partout dans le monde industrialisé, s’implique dans le développement de ces substituts cellulaires à la viande. En développant la « viande propre », leurs intentions, affirment-ils, sont très nobles. Il s’agit de défendre les animaux et de protéger la planète. Car comme nul ne peut l’ignorer maintenant, « l’élevage » est une calamité pour les animaux et pour l’environnement – pour les défenseurs des animaux, tout comme pour les industriels, l’administration nationale et européenne, les organismes internationaux, le terme « élevage » désigne aussi bien les « productions animales », c’est-à-dire les systèmes industriels et intensifiés que le fait d’élever les animaux, que l’on peut nommer pour le distinguer des précédents « élevage paysan ».
L’intérêt de la médiatisation
Les vaches généreraient autant voire plus de gaz à effet de serre que toutes les voitures et les avions qui sillonnent le monde en tous sens et la vie des animaux de ferme, depuis l’aube des temps domesticatoires, ne serait qu’un incessant martyrologe, tenu à jour par une communauté d’écrivains, journalistes, philosophes et autres universitaires autoproclamés défenseurs de la « cause animale ».
Ainsi que le militant vegan américain Paul Shapiro, le philosophe australien Peter Singer (tous deux membres de la Cellular Agriculture Society, association américaine à but non lucratif) et autres thuriféraires de la charité bien ordonnée nous l’affirment, la défense de la cause animale passe par notre consentement à ingurgiter la bouillie que nous préparent les start-up. Les produits d’élevage issus des animaux seraient « sales », et a contrario, la viande in vitro serait « propre ». Propre pour l’environnement, propre du point de vue de l’hygiène, propre moralement puisqu’elle ne participerait à la mort d’aucun animal.
Il faut noter que cette innovation technologique, présentée comme révolutionnaire par ses promoteurs, s’inscrit dans le droit-fil de l’industrialisation de l’élevage. A partir du milieu du XIXe siècle, scientifiques et industriels s’emparent des animaux de ferme pour en faire des outils rentables du capitalisme industriel. De partenaires du travail paysan, les animaux deviennent des machines productrices de matière animale, bovine, porcine, avicole… Mais cette industrie lourde montre aujourd’hui ses limites d’un point de vue environnemental et sanitaire bien davantage que
du point de vue de nos relations aux animaux, car la violence industrielle est connue depuis
longtemps.
« La stratégie la plus efficace pour convaincre les consommateurs est de leur expliquer combien
l’élevage est mauvais »
Rappelons en effet que l’ouvrage Animal Machines. The New Factory Farming Industry, (Des
machines animales, la nouvelle industrie de l’élevage, CABI, non traduit) de l’auteure britannique
Ruth Harrison, a été publié en 1964, et que Le Grand Massacre (Fayard) d’Alfred Kastler, Michel
Damien et Jean-Claude Nouet, l’a été en 1981. On sait donc depuis des décennies ce qu’est la
violence industrielle envers les animaux. Mais dans les années 1980, elle représentait un enjeu
économique trop important pour faire la une des médias.
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Aujourd’hui, les cartes ont changé de main et les scientifiques, les industriels et les multinationales
ont intérêt au contraire à ce que cette violence industrielle soit médiatisée. Car, comme l’expliquent
les consultants en communication, la stratégie la plus efficace pour convaincre les consommateurs
de passer des produits issus d’animaux à des produits issus de la « Cell-Ag », l’agriculture cellulaire,
est de leur expliquer combien l’élevage est mauvais. Ce à quoi servent en tout premier lieu les
associations de défense des animaux qui ont mis en place un lourd arsenal de propagande pour
dégoûter nos concitoyens de la viande – les associations de défense des animaux, telles PETA et L
214, militent pour une rupture des liens de domestication et promeuvent le véganisme et la viande in
vitro ; les associations de protection des animaux, comme Welfarm, CIWF, s’intéressent, elles, à
l’amélioration de leurs conditions de vie. En 2017, la fondation Open Philanthropy Project, qui
finance des bourses de recherches sur la clean meat, a ainsi versé une obole de plus d’un million
d’euros à l’association L 214.
Le triomphe de la technique sur la vie
La clean meat est propre car elle ne provient pas d’un animal dégoûtant. Elle est produite en
laboratoire par des âmes pures en blouse blanche et non dans la boue par des brutes en cotte verte.
Elle est propre moralement car elle ne nécessite pas de tuer les animaux. Elle est propre pour
l’environnement car les éprouvettes ne produisent pas de méthane.
« Pas d’animal, pas de liens, pas d’affects, pas de sensibilité, pas d’histoire, pas de travail vivant, pas
de doutes »
La clean meat est surtout un poison. Un poison alimentaire car sa fabrication est tout aussi opaque
que celle des produits industriels sortis de l’industrie agro-alimentaire. Un poison social car cette
production hors sol accroît notre asservissement aux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et
Microsoft). Un poison écologique car sa production, en fonction des sources d’énergie utilisée, est
potentiellement tout aussi productrice de CO2 que les productions industrielles. Un poison
intellectuel car nombre d’universitaires et de politiques, du fait de leur ignorance du travail réel avec
les animaux, sont pris au piège d’une pensée simpliste, dé-historisée, manichéenne qui refuse la
mort des animaux, nos supposés prochains, au nom du « bien », et en arrive ainsi à refuser leur vie.
Car s’il n’y a pas de mort dans la clean meat, c’est parce qu’il n’y a pas de vie. Il y a du vivant mais il
n’y a pas de vie. Pas d’animal, pas de liens, pas d’affects, pas de sensibilité, pas d’histoire, pas de
travail vivant, pas de doutes. La clean meat, c’est le triomphe de la technique sur la vie, l’exclusion
même de la vie. Et c’est aussi la destruction de la culture. Car, comme l’écrit le philosophe Michel
Henry, la culture est culture de la vie. Sa destruction, cela s’appelle la barbarie.
Jocelyne Porcher est sociologue à l’INRA, l’auteure de « Vivre avec les animaux, une utopie pour le
XXIe siècle ». (La Découverte, 2011). Elle s’apprête à faire paraître « Cause animale, cause du
capital », aux Editions Le Bord de l’eau.